
Fin du (des) match(s)
« Du pain et des jeux » ! Ainsi procédaient les empereurs romains pour s’attirer la bienveillance de l’opinion populaire : distribuer de quoi manger et divertir les gens avec des jeux. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et même si les modalités diffèrent, assurer le minimum vital et favoriser des occasions de détente ou de loisir au plus grand nombre est essentiel pour une forme de cohésion nationale. Dans nos sociétés modernes, les distributions de pains ont pris les formes de sécurité sociale ou d’allocations diverses… Quant aux jeux, notre société offre quantité de loisirs et d’activités diverses parmi lesquelles les compétitions sportives prennent une place de choix.
Or, dans la situation de crise sanitaire et de pandémie du coronavirus, si le pain est bien là, au travers du maintien de l’activité de nos supermarchés et grâce au chômage partiel de masse, les jeux, eux, sont absents ! Plus de loisirs, plus de concerts, plus de festivals, plus de vacances, plus de soirée entre amis, et même plus de championnat de foot ou de tout autre sport ! Cette absence criante explique certainement, au moins en partie, le moral déclinant de bien des gens, et même peut-être le déficit de confiance envers nos gouvernants.
Mais est-ce vraiment si grave que le championnat d’Europe de football, les Jeux Olympiques, le Tour de France aient été reportés et qu’il ait été mis fin à la majorité des compétitions sportives ? Est-ce si dramatique que le championnat de football ait été arrêté ? Certes, cela manque aux fans qui n’ont plus ces rendez-vous réguliers pour se passionner, pour vibrer et espérer que leur favori l’emporte ; pour discuter des derniers matchs ou compétitions avec voisins ou collègues ; ou même pour tisser l’union nationale en voyant augmenter le nombre des médailles. Nul doute que cela manque aux sportifs eux-mêmes qui vivent leur sport avec rêve et passion. Cela manque aussi indéniablement à toute une économie du sport qui soudain se voit privée d’une manne importante.
Mais justement, il me semble que cette mise en suspens de toutes les compétitions sportives est révélatrice et interpellante. Et je ne parle pas du sport que chacun peut ou devrait faire pour garder une bonne condition physique. Le sport en soi est et demeure essentiel. Je parle bien du sport spectacle ; du sport qui brasse des millions ; du sport qui exacerbe les passions.
S’il joue un rôle de régulateur social, s’il est l’occasion d’égayer des vies un peu trop mornes, ou s’il encourage les plus jeunes à se dépasser en essayant d’imiter les champions, alors oui, le sport de haut niveau peut avoir des vertus. Mais il est aussi potentiellement et probablement source de certaines dérives.
Tout d’abord, cela étale au grand jour à quel point la compétition peut parfois nous faire manquer d’objectivité. Les gesticulations assez ridicules de Jean-Michel Aulas, le président de l’Olympique lyonnais, en sont un bon exemple : il a été très inventif pour trouver des subterfuges réglementaires ou organisationnels pour essayer de trouver une solution alors qu’au moment où la Ligue 1 française de football s’est arrêtée, son club n’était pas en situation favorable. Quand l’appât du gain ou de la gloire devient trop grand, attention à ne pas tomber dans des schémas qui nous font perdre le sens des réalités, de l’équité et du respect des règles et des autres.
Par ailleurs, la dimension financière biaise forcément les choses. La professionnalisation est une réalité qu’il semble difficile de contourner ou d’éviter, mais quand elle se construit sur des bases fragiles et surtout quand elle s’emballe, alors quand les rouages se bloquent, les conséquences sont d’autant plus difficiles à encaisser. On comprend que les clubs aient tout fait pour reprendre au plus vite les compétitions, car les droits télé exorbitants en dépendent. Et ce sont ces sommes énormes qui permettent de payer les salaires faramineux des joueurs. Mais il faut bien reconnaître que nous marchons sur la tête : est-il franchement logique, compréhensible, acceptable qu’un Neymar, aussi talentueux soit-il, touche un salaire équivalent à 3000 fois le smic ? Non seulement ce modèle économique peut vite montrer ses limites, mais il est éthiquement discutable. Peut-être que revenir à un peu plus de raison après la crise sanitaire sera un effet collatéral positif du coronavirus.
En fait, il est logique que ces compétitions sportives aient été arrêtées, annulées ou reportées. Car, dans des moments aussi extra-ordinaires que cette la crise globale que nous vivons, comme dans tout moment de crise, de remise en question, de gestion de l’urgence et de l’important, et bien, les priorités émergent. Et tant mieux. La question se pose de savoir quelles sont nos priorités, nos besoins essentiels. Comme l’affirmait Goethe : « Les choses qui importent le plus ne doivent jamais être à la merci de celles qui importent le moins. »
Comme beaucoup de monde, je me réjouissais de suivre cet été le championnat d’Europe de football ou les Jeux Olympiques, il n’en sera rien… et franchement, je ne m’en porte pas plus mal, au contraire peut-être. Ce moment de confinement et cette mise en pause de bien des activités nous poussent à repenser l’important, à nous recentrer sur les valeurs, les choses et les gens qui comptent. Tant mieux si nous remettons à leur place, même forcés, tous ces héros sportifs, qui deviennent trop vite des dieux alternatifs qui nous détournent de l’essentiel. Comme le dit l’apôtre Jean, dans la Bible : « Gardez-vous des faux dieux, de tout ce qui peut occuper la place de Dieu dans votre cœur, de toutes sortes de choses qui se substitueraient à Dieu et qui pourraient prendre sa place dans votre vie » (1 Jean 5.21). Pour moi, qui suis croyant, Dieu occupe une place centrale, et grâce à ma foi, je ressens une sérénité même dans ces temps de crise. Chacun peut réfléchir à ce qui compte vraiment. Et j’ose penser que la santé, la joie du travail, la famille, des relations épanouies… sont plus importantes que de savoir qui aura le plus de médailles aux JO ou qui va gagner le Tour de France.
Alors « du pain et des jeux » ? Non ! Du pain oui, c’est le symbole du vital (et au passage il n’est pas anodin que Jésus se soit présenté symboliquement comme le « pain de vie »)… Mais les jeux, eux restent accessoires ! Si un terme a été mis aux matchs de foot, le vrai match de la vie du moment qui, lui, continue et qu’on espère achever en gagnants, c’est celui du confinement et du désir de mettre fin à cette pandémie avec aussi peu de dégâts que possible. Alors, ce n’est pas : Que le meilleur gagne ! Mais bien : Que le plus grand nombre finisse vainqueurs ! Et plus vite ce match sera fini, mieux ce sera ! Les qualités pour le gagner sont la solidarité, le respect et l’espérance.
Gabriel Monet